[…] selon qu’il y a attirance réciproque et passage à l’acte ou pas, qu’on mélange nos peaux ou qu’on s’abstienne par manque d’envie, circonstances ou mauvais timing, ou genre, on navigue entre des choses qu’on va étiqueter amour romantique et amitié.
[…] beaucoup de gens achètent des livres comme des chaussettes à fil doré où il est écrit Chipie, ou Emmerdeuse, parce c’est à la mode en ce moment, que ça se fait, et sans imaginer qu’ils achètent des armes de restriction.
J’ai pensé la même chose l’autre jour, sans les livres, en moins bien formulé (des armes de restriction !) devant l’improbable présentoir de chaussettes pailletées du Carrefour city — improbable près des caisses au milieu des produits alimentaires et improbable résurgence des années 1990 en 2025 : tous les adjectifs ou presque sont au féminin et négativement connotés. Je pensais qu’on avait évolué depuis, mais peut-être n’est-ce que mon entourage d’une certaine classe sociale ? Un backlash, une nostalgie ? J’ai eu envie de trouver une paire qui me plairait, avant de me rendre compte, de devoir me rappeler que c’étaient, oui, des armes de restriction.
Au lieu de retrouver le sens du gratuit, nous sommes amenés à éprouver comme un devoir même le simple emploi du temps libre, lequel devient de la sorte un temps vide, ou rien ne favorise un quelconque rapport avec soi-même et avec la vie.
Fellini par Fellini
cité par Christine Jeanney, block note — cachot, Tentatives
Il y a les livres faits pour être lus, et les livres faits pour être là.
J’ai envie quand j’y pense, de tout ça j’ai envie, souvent, et pas seulement pour me débarrasser d’une tâche mentale ; j’ai envie du processus, de l’activité, du faire. […]
Et puis le moment arrive, le moment juste où coïncide le temps libre ou libéré, l’envie, et les projets. Et là
l’ennui
et plus rien ne semble pouvoir rallumer le tableau de bord et réactiver l’électricité qui fait bouger, agir, penser, ressentir, vivre ce corps.
Peut-être que l’ennui c’est de la dissociation […]. Peut-être que l’ennui c’est mon système nerveux qui se repose d’avoir été trop activé et dérégulé.
Je m’ennuie quand j’ai enfin du temps mais que ce temps ne durera pas, que c’est maintenant ou jamais, et il faudrait saisir la paire d’heures ou de jours donnée mais soudain – non – ça s’arrête.
[…] je ressens juste la frustration du temps qui passe et dont je n’ai rien fait, la sensation de culpabilité d’avoir eu le temps d’écrire des messages / publier des articles / faire des rangements et de ne l’avoir pas fait […]
[…] quelque part, même si je n’aime pas le reconnaître, l’ennui est bien une forme d’après-coup d’une surcharge […]
Lu un dimanche à deux doigts de m’ennuyer, redoutant la déception et l’à quoi bon si je tente de rédiger quelque chose d’un tant soit peu soutenu alors que je sens mes capacités mentales saturées. (Je crois que je suis mûre pour chercher un diagnostic sur la probable neuroatypie de mon cerveau.)
J’ai la tête farcie de futur. Ce n’est pas très agréable. La question n’est pas tant qu’il s’agisse d’un bonfutur ou d’un malfutur (tout futur est nul tant que non advenu), mais plutôt qu’il me dépossède de moi-même au seul moment du monde où je suis moi. Privé de toute espèce de présent et donc de présence, le temps tout étendu qu’il soit devient quantité négligeable.
Une très bonne circonvolution pour définir la vie sous anxiété. Ce qui est à venir vient tout de suite, se concatène sans étalement chronologique, encombrant l’ici et maintenant.
Parce que je ne crois pas avoir envie d’apprendre. Pas ça, pas maintenant, ou pas de cette manière.
Tout ce que je veux, c’est ressentir de la joie. C’est avoir le droit d’expérimenter sans but, sans attentes.
[…] Et je trouve ça dingue qu’à 34 ans, je continue à devoir redécouvrir ça, difficilement, plusieurs fois par an […].
M’amuser à prendre des photos sans apprendre à faire de la photo, ça je sais. Je me suis rendue compte que je ne voulais pas spécialement apprendre lorsqu’on m’a offert un appareil avec une réactivité et un objectif qui m’a permis des arrières-plans flous et des portraits doux, aux expressions telles que je les vois : ma frustration était levée, c’était assez pour m’amuser. Mais autant la photo échappe à l’envie-besoin de me perfectionner, autant je n’y résiste pas aussi bien avec le dessin ou l’écriture. Je ne sais plus ou pas « expérimenter sans but, sans attentes ». Cela me donne l’impression d’errer, ou d’échouer. Le collage, à la rigueur. Cet après-midi, j’ai tenu deux magazines et une trentaine de bandelettes découpées. Et je trouve ça dingue qu’à 37 ans, je continue à devoir redécouvrir ça, difficilement, plusieurs fois par an.
Aussi : la danse, en devenant mon métier, a cessé d’être quelque chose que je ne faisais que pour le faire, le plaisir à même l’activité. Avec davantage d’énergie physique, moins de peurs héritées des blessures et une moindre intolérance au bruit, je tenterais bien d’autres styles (hip-hop, heels…)(quand je vois le nombre de professeurs de heels qui sont ou étaient danseuses classiques…)
A rechercher les titres on croise inévitablement des regards. Car notre quête défie les lois tacites du métro. Il n’est plus question de s’ignorer, de se tolérer le temps d’un trajet.
Précisons : le métro parisien. Les règles tacites ne sont pas tout à fait les mêmes dans le métro lillois, où il est de mise de se sourire quand les regards se croisent (je sais, je sais, « sans perturber l’équilibre précaire de cet écosystème » on avait dit).
Le travail d’enquêteur doit être pris au sérieux. Lorsqu’on parvient à apercevoir le coin inférieur droit d’une jaquette de chez Folio Classique, on épluche le catalogue de la collection pour retrouver les motifs bleus et rouges qui filtraient entre les doigts poilus d’un homme d’âge moyen vêtu d’une veste de cuir.
J’aime ce jusqu’au-boutisme absurde, mais pas plus qu’autre chose.
On finit par se prendre d’amour pour les éditeurs qui rappellent le titre et l’auteur de l’ouvrage en haut de chaque page. Ils nous évitent de devoir prétendre refaire nos lacets pour accéder à la couverture qui fait face au sol crasseux du métro.
Il faut croire que je ne suis pas aussi ouverte d’esprit que j’aime à le penser […] Je ne saurai jamais si les dragons peuvent forniquer avec des humaines. Et je continuerai à me penser lectrice sans pour autant connaître le nom des autrices qui vendent le plus de livres au monde.
Chouette inversion face à la hiérarchie des genres.
Pensons la lecture de métro comme une activité démocratique qui fait voyager dans les mêmes conditions les prétendus grands auteurs et les genres populaires.
C’est très difficile à expliquer, mais toujours afficher une bonne humeur sereine, se montrer également enthousiaste quand j’aborde la vie de la fée Morgane et le conditionnel présent, ne jamais perdre patience devant des comportements gris et agressifs, ça demande une force immense.
Ma tête est un lieu difficile à habiter ces derniers mois.
Ce week-end sur un coup de tête, j’ai commencé à assembler une maquette de bateau et l’absence de narration dans le cerveau m’a offert un répit considérable.
L’absence de narration, purée, c’est tellement ça.
Sur mon chemin, j’ai contourné l’Opéra Garnier. […] Par l’une des grandes fenêtres, j’ai vu de la lumière jaillir. Un éclat ancien s’est déversé dans la nuit, un or loin mais là, et c’était assez spectaculaire et, je dois dire, beau, cette beauté passée accidentellement répandue sur notre présent.
Une journée en silence. Dans le silence, comme une matière liquide, réparatrice.
Lundi 24 novembre
Le chat me réveille le matin d’une pattoune interrogative (de préférence quand je suis sur le ventre et qu’il peut escalader les mollets). Est-ce qu’elle est réveillée ? Maintenant oui.
Transformée en vitrine de Noël, la fenêtre de l’école de danse a des airs de foyer dans le noir de la nuit tôt.
Mardi 25 novembre
Le chat attend que je sois réveillée pour me grimper dessus : mieux.
Au bout d’un an et demie, L. et moi comprenons qu’il lui manque un étage d’abdos. Pas physiquement, hein, juste dans la sensation et le contrôle. Ses amies plaident la gestation de jumeaux. Tu m’étonnes.
Le boyfriend revient, l’anxiété aussi, qu’il soulage de son corps dans le mien dans l’obscurité de la lumière et des yeux fermés, la chair malléable à soi.
(Sally Rooney écrit des scènes de sexe incroyables.)
Mercredi 26 novembre
Je donne plus d’heures de cours que je n’ai d’heures de sommeil. Ça se passe étrangement bien.
Le vent du nord emporte les feuilles des arbres
Jeudi 27 novembre
Le chat vient ronronner sur mes jambes alors que je m’étais re-glissée sous la couette le temps de manger mon bol de céréales. Je nous octroie cinq minutes qui en deviennent dix. La douceur sous mes doigts arrache un moment de vie au temps automatique de la préparation matinale.
Il n’y a pas de pilote. Le diagnostic de toutes les tensions est enfin posé en réunion, même s’il ne l’est que sur une partie synecdoque — je transpose, trop soulagée de voir que la confusion dans laquelle je patauge est réelle et pas seulement perçue. J’en ai la confirmation : la personne qui coordonne est sur le même plan hiérarchique que ceux qu’elle coordonne, le pouvoir de décision revenant au directeur, lequel est au four et au moulin, à la musique, au théâtre et à la danse. Comment peut-on penser qu’une coordination sans pouvoir décisionnel puisse fonctionner autrement qu’en théorie ? Je n’arrive pas à comprendre.
La pianiste est absente, la moitié de l’effectif éclopé : je demande à celles qui restent si elles préfèrent faire un cours normal ou travailler une variation. Elles n’osent pas trop, puis la variation, elles sont unanimes. D’habitude, il n’y a que les classiques qui ont droit au répertoire (elles, sont en cursus danse contemporaine ou jazz). La variation est trop belle, en plus, Le Lac. Au sol, on est dégoûté de ne pas pouvoir participer.
Je profite de leurs coups d’aile donnés avec un plaisir manifeste pour leur demander quelle est leur relation avec les pointes, si elles ont envie de — oui. Pareil, on ne leur propose jamais. Des yeux brillent. Des vraiment ? L’une en fait tous les dimanche, chez elle. En ne les voyant jamais apporter les chaussons ou évoquer la question, j’étais partie du principe qu’elles n’avaient pas envie de s’infliger ça, et elles étaient parties du même principe, que ce n’était pas pour elles. Tout ce qu’on s’empêche en présumant de travers.
Pas bien assurée, je distingue néanmoins les deux jumelles du premier coup, ne me trompe pas dans l’allitération de leurs prénoms.
Mais comment on peut allonger le buste tout en contractant les abdos ? Un muscle se raccourcit quand il se contracte, m’oppose justement une dame si belle et adorable à la barre au sol. Avec mes petits biceps ridicules et une gourde, j’explique la différence entre contraction concentrique et contraction excentrique. Ou pourquoi on peut faire deux cents crunchs (la fatigue me rend hyperbolique) et ne toujours pas réussir à engager ses abdos en arabesque. L’immense jeune fille qui prépare l’EAT jazz approuve du regard, je vois à son sourire qu’elle le savait déjà.
Plus je suis fatiguée, moins j’ai de filtre. Le jeudi à 21h, je fais honneur à la réputation des Lions, je fais le show en racontant n’importe quoi. La nouvelle qui prend un cours d’essai doit penser qu’elle est tombée chez les fous, mais la folie manifestement lui convient, ça a été pour elle, elle s’inscrira si elle réussit son concours lillois.
Vendredi 28 novembre
Journée de formation pleine de collectivités territoriales, départementales, régionale, municipale, préfectorale… J’apprends que la décentralisation a un faux ami : la déconcentration. Et aussi que la technique américaine de danse classique est la meilleure, dixit une candidate péremptoire qui peut le prouver dossier médical à l’appui, à cinquante ans passés elle n’a pas un pet d’arthrose — candidate qui mentionnait à la pause précédente à quel point Vaganova est génial sans expliciter pourquoi ce n’était pas du tout ça, ma récente découverte enthousiaste de leur manière de prendre les tours. Je commence à soupçonner que l’aléatoire dont il est fait mention par les candidats qui ont déjà passé le concours et y ont échoué coïncide en grande partie avec la facilité ou non avec laquelle ils peuvent être managés — des personnalités flamboyantes dirons-nous. En danse classique, nous sommes cent candidats à briguer cinquante-sept postes ; cela fait de nous une filière plutôt privilégiée.
Complètement abrutie, j’attends le dîner pour récupérer quelques connexions neuronales et trouver quelques pistes pour encadrer la création chorégraphique du lendemain.
Samedi 29 novembre
[rêve de non-fumeur] ce n’est pas terrible c’est vrai mais je fume quoi une peut-être deux cigarettes
Je montre la traversée et l’élan des bras dans l’assemblé quand soudain, un choc sur le plat de ma main gauche… qui a frappé la joue d’une élève dissipée passée en courant derrière moi. C’est ma faute, dit la pauvre gamine et je ne sais pas si cela me rassure (sur une éventuelle plainte des parents) ou cela m’attriste (articuler la faute dans le moment de la douleur… comme si elle pensait quelque part le mériter). La salle où se trouvent les poches de froid est fermée, ne sachant que faire, est-ce pire, je la laisse appliquer mes doigts froids sur sa joue (t’as les mains froiiiides, comment c’est possible, les miennes sont chaaaaudes !), puis une gourde encore un peu fraîche.
Vers dix-huit heures, à sa quatrième heure de cours, une grande adolescente accuse un coup de fatigue, se plaint de muscles lourds. Information prise, elle n’a pas déjeuné ce midi. J’ouvre de grands yeux, proteste. Ce n’est pas possible, il faut qu’elle mange ! Non, mais elle a pris un petit-déjeuner vraiment consistant, hein, c’est juste qu’elle n’aime pas danser le ventre plein, elle se sent lourde, pas bien. Elle se veut rassurante, m’inquiète davantage : ce n’est pas qu’elle n’a pas mangé ce midi ; c’est qu’elle ne déjeune pas le samedi midi. Je m’attendais à une erreur logistique, un manque de temps, un tupperware et un porte-feuille oublié… pas à quelque chose de systématique. Il faut qu’elle mange, ce qu’elle veut, mais il faut qu’elle mange. On prend un moment pour trouver ce qui pourrait passer : même les pâtes sont disqualifiées, trop lourdes. Du quinoa, peut-être ? Elle n’a pas essayé, me laisse le bénéfice du doute. Je ne la sens pas convaincue, cherche d’autres choses : des barres de céréales entre les cours, par exemple. Elle n’aime pas trop ça, trop sucré. Des amandes, des raisins secs alors… Les amandes retiennent son attention. Et des pruneaux peut-être. Ça semble envisageable.
Les TCA aussi. Je me souviens après-coup lui avoir déjà donné la fin de mon paquet de Gerblé un cours passé, alors qu’elle commençait à se sentir faible : ils sont super bons en plus ceux-là, avait-elle dit en connaisseuse, ce qui m’avait surpris. Qu’une sportive les trouve pratiques pour leurs apports nutritifs, c’est dans l’ordre des choses, mais qu’une ado loue leurs vertus gustatives…
Frankenstein par Guillermo del Toro : l’esthétique IA me gêne, rend la suspension de l’incrédulité compliquée. La créature créée à partir de cadavres frais, je veux bien, c’est la partie science-fiction gothique, mais les photographies et dessins restés intacts dans la neige, après l’explosion, sérieusement ? L’esthétique IA me fait ressortir de l’histoire (si tant est que l’antipathie des personnages m’ait permis d’y entrer) ; je m’agace d’incohérences narratives que, sans ces images léchées et ces lumières absolues, je n’aurais jamais songé à relever. À moins que ça ne tienne à l’œuvre originale, que je n’ai jamais eu envie de lire, à son récit tout en symboles hyperboliques. De fait, si l’on s’en tient aux symboles (la pureté qui ne trouve son absolu que dans l’éternité de la mort, la bonté qui ne se voit bien qu’aveugle, la monstruosité qui réside dans celui qui croit au monstre…), c’est puissant.
Crise de culpabilité le soir, ça recommence comme la dernière fois, le sentiment de faute, les sanglots. Ce n’est pas de ta faute, me dit le boyfriend, c’est un accident. Et aussi : tu es à vif psychologiquement. Il n’empêche, ça recommence comme la dernière fois. Comme la dernière fois : d’en prendre conscience, la culpabilité se trouve soudain coupée de l’événement qui m’en semblait à l’origine — qu’une culpabilité plus profonde, plus diffuse et probablement moins fondée (mais plus douloureuse aussi) aura pris comme prétexte pour se manifester. Ça va mieux, mais je suis rincée.
Dimanche 30 novembre
Tu as fait du yoga aujourd’hui ? demande le boyfriend en constatant mon état mental peu reluisant. J’ai marché au soleil au milieu des arbres, c’est un peu pareil. Le soleil m’appelait et j’ai eu du mal à m’extraire, me désengluer des actions à effectuer pour sortir de chez moi, tout comme j’ai ensuite eu du mal à ressortir la nuit tombée pour me rendre à la soirée d’au revoir d’H. J’ai failli faire faux bond et j’ai bien fait de ne pas : son avion pour le Japon était le lendemain. J’ai bien fait de ne pas : j’ai passé une très bonne soirée, anxiété envolée pendant quelques heures, à discuter avec des camarades que je n’ai plus trop vues après trois années à se côtoyer quotidiennement dans tous les états de fatigue et fou rire, à manger des chips, des gyozas, du mochi enrobé de tofu frit, du carrot cake et du panettone.
Je rentre en métro avec des soupes lyophilisées que j’ai intérêt à manger avant d’avoir oublié leur intitulé indéchiffrable et un étudiant un peu plus âgé que moi, qui se trouve habiter la même ville et être le compagnon d’une prof dont je ne cesse d’entendre le nom sans la rencontrer — c’est un petit monde. Lui n’est pas venu à la danse par passion ni même par hasard, mais parce que ses parents l’y ont inscrit puis l’ont poussé à continuer en dépit de son attrait pour des études scientifiques. Il s’interroge toujours sur ce qui le pousse ou l’a poussé à persévérer une fois adulte dans cette discipline qu’il ne goûtait pas, à y revenir après s’en être éloigné. Peut-être ses parents avaient-ils compris quelque chose qu’il lui fallait lui du temps à comprendre. Apprendre à aimer ce que l’on nous donne, même quand on n’a pas d’attrait pour. Peut-être aussi s’est-il retrouvé dans un piège abscons, mais je ne le dis pas comme ça, plutôt comme ceci : quand on a mis tant d’efforts dans quelque chose, il devient difficile de l’abandonner ; on préfère continuer et s’efforcer de trouver du sens à ce que l’on fait plutôt que de passer à autre chose et s’avouer que l’on a fait tout ça pour rien — la force mentale qu’il faut alors pour encaisser l’absurdité et le gâchis. Toujours est-il qu’il s’interroge, et moi aussi : l’anti-vocation va à rebrousse-poil du milieu artistique.
Lundi 1er décembre
[rêve] les enfants sont dissipés, il faut régler le passage de la petite à la grande salle et pour cela sortir et changer de bâtiment, je passe de l’un à l’autre avec puis sans eux pour retrouver l’autre groupe et je m’emmêle dans la ville, à force de faire le tour du pâté de maison je ne retrouve plus l’entrée, le bon bâtiment coloré, je cherche, je me change dans des toilettes qui ne sont pas des vestiaires
Plaisir de voir mon élève progresser en cours particulier. J’arrive à comprendre ce qui cloche dans ses posés tours, l’arabesque plutôt que la seconde, et ça s’améliore à vue d’œil en trois quarts d’heure.
Les mandarines tachibana virent à l’orange
Mardi 2 décembre
[rêve] il y a quelque part une grande demeure, un grand domaine, la route n’en est plus une, on dirait un grand huit dit Mum au volant et par les amplitudes et les inclinaisons des virages c’en est un, la route presque rail, ça va un peu trop vite
Je me réveille encore fatiguée d’une nuit de plus de huit heures, la tête pleine du conservatoire, des bourdes que j’ai pu faire ou que je risque de faire.
Les nouvelles musiques sélectionnées cette fois plaisent aux élèves adultes ; l’incertitude descend d’un cran.
Mercredi 3 décembre
Vu les résultats des trentenaires autour de moi, Spotify a joué un +30
Après les cours, je reste près d’une heure à discuter avec ma collègue de l’accueil, à parler d’horreur en film (sa fille a été retenue à un casting) et en vrai (un de ses collègues de son autre boulot est mort dans un accident de voiture — si jeune que ses organes ont sauvé la vie de cinq enfants). On parle de toute autre chose aussi, de goûter par exemple, j’ai toujours plein d’idées pour le goûter, qu’elle prend tardif alors qu’il serait temps peut-être que je rentre dîner.
Jeudi 4 décembre
Comme je le soupçonnais, la variation du cygne blanc du deuxième acte va bien à cette élève qui, la semaine dernière, était de repos post-ostéo. Elles étaient plusieurs à être sur la touche la semaine dernière, si bien qu’on (ré)apprend la variation davantage qu’on ne la travaille. Il faudra encore une séance pour que les relevés ne se transforment pas en piqués et que les bras soient suffisamment sûrs de leurs trajets pour devenir des ailes.
Avec la fatigue, je n’ai plus de filtres ; la folie guette mon rire en barre au sol et au cours adulte. C’est un peu n’importe quoi, mais Merci pour la bonne ambiance, me glisse ensuite mon élégante aux cheveux blancs — elle avait le pétillant en berne fin novembre. Une élève manque (plusieurs, mais une manque ou me manque), encore hospitalisée après avoir failli y passer. J’ignorais ce que voulait dire marbré dans un contexte de réanimation. Mais c’est la vie, c’est ce qu’on dit quand la mort s’y glisse, quand le non-existant coexiste.
Questions, sensations, limites, on échange en barre au sol et j’ai l’intuition ensuite qu’il faut changer mon approche, ou plutôt m’en rapprocher davantage, abandonner ce que je gardais comme idée formelle de la barre au sol, de ce à quoi elle devait un minimum ressembler pour que les gens aient bien l’impression de suivre un cours de barre au sol. Dans les faits, après avoir demandé, ils s’en fichent de faire des exercices au sol ou debout ou à la barre, veulent tous travailler leur souplesse et progresser.
J’ai ouvert un espace de compréhension et de questionnements, et je dois maintenant tâcher d’y répondre. Je repense à Y. qui, malgré son arsenal, voudrait plus d’exercices de souplesse active pour étirer l’arrière des jambes, je repense à ses muscles quasi-tétanisés par l’acharnement, puis je repense à la séance de muscu de plein air que j’avais suivie au parc Barbieux, menée par des personnes sans qualifications, avais-je découvert ensuite, qui n’avaient prévu aucun étirement de récupération, mais à la suite de laquelle, m’étirant de mon propre chef, j’avais été sidérée par la souplesse de mes tissus… Il nous faudrait davantage de cardio, quinze minutes d’exercices plus explosifs qu’on n’en a l’habitude, avant de passer aux assouplissements — au lieu des étirements que j’amène progressivement en les couplant ou en alternant avec du gainage. C’est suffisant pour s’échauffer et ne pas se blesser (pour apprendre à contrôler la souplesse qu’on a déjà aussi), mais peut-être pas assez pour véritablement gagner en souplesse. Il faudrait peut-être découpler davantage d’exercices de la musique, pour ne pas imposer au corps de rythme autre que celui de sa propre respiration et lui indiquer qu’il est en sécurité — sans quoi il ne déverrouillera pas son système de (sur)protection (verrouiller les muscles pour éviter tout danger au niveau des nerfs).
Vendredi 5 décembre
Journée de formation sur l’oral et le dossier à présenter au jury. Choisissez le plus représentatif, nous répète la formatrice, le dossier ne doit surtout pas être trop épais. Le mien ne risque pas de l’être vu la non-existence de mon parcours d’interprète. Je ne trouve rien qui pourrait plaider en ma faveur dans la longue liste des éléments à fournir — il est vrai pensée pour les musiciens : je n’ai pas de discographie, et pas davantage d’article ou d’ouvrage écrit par ou à propos du ou de la candidat(e). À propos.
Le chemin que j’emprunte pour la troisième fois de ma vie pour me rendre au centre de formation est déjà mappé comme un trajet habituel. Le G20 ici, la boulangerie avec sa baguette au levain là. J’ai trouvé le bon équilibre en sortant acheter quelque chose à manger (comme la première fois — aération) mais en déjeunant seule (comme la deuxième — économiser les batteries sociales). Tout va bien.
Et encore en rentrant. Puis plus. J’ai envie de pleurer en regardant les poireaux que je n’ai plus l’énergie de transformer en beignets. Le boyfriend prend la relève et je me mets à pleurer quand il me demande où les couper, si ça va là, à cette nuance de blanc et de vert : je suis incapable de la plus petite décision. Cerveau cramé, tisane au CBD, Émilion-le-hérisson au lit en régression totale. J’entends de loin les bruits apaisants du repas que je ne cuisine pas, la bonne odeur de ce qui cuit (le riz, non les pommes de terre) puis des effluves qui piquent les yeux, même si les miens pleurent déjà (oignon, je pense ; en réalité de la poudre de kimchi dans l’eau de cuisson). Le couteau coupe pendant un temps qui me semble infini, même en sachant le boyfriend précautionneux. Je pense ma perception temporelle perturbée par le CBD, mais le saladier sur la table m’apprend qu’il n’en est rien : une émincée n’a jamais si bien porté son nom. Hé, mais on a du Selle-sur-Cher ! me rappellé-je après le plat, avec tant d’enthousiasme, d’érotisme presque, plaisante le boyfriend, ça lui fait plaisir que je parle comme ça de sa ville. Où il va partir habiter, trigger instantané.
Samedi 6 décembre
L’avantage des portes ouvertes, c’est que les enfants sont plus attentifs — même si certains parents ont l’air vaguement inquiets quand j’énonce cette vérité. Dans l’ensemble, des sourires, des enfants fiers, des parents contents.
L’après-midi, les portes sont fermées et les préados parlent et parlent. Je n’entends pas les questions très pertinentes qu’on me pose à moins de deux mètres et je finis (ou je commence ?) par crier, sur personne en particulier, seulement pour me frayer l’attention entre les bavardages, avec l’espoir de ne pas avoir à recommencer.
Au dernier cours, les élèves qui ont déjà pris le précédent s’interrogent : fera-t-on seulement du répertoire sur cette heure ? Je les sens un peu déçues ou désarçonnées par le flottement que j’imaginais être la seule à ressentir. Je ne sais pas trop quoi faire de cette heure de cours. Comme les élèves dansent déjà depuis plus d’une heure (depuis trois, même, pour certaines), je trouve un peu idiot de recommencer un échauffement à la barre. Alors je teste diverses formules : une heure trente de « milieu » (les élèves sont généralement épuisées avant la fin), le travail d’une variation du répertoire (même chose, et après deux séances sur la même variation, je sens l’enthousiasme s’essouffler), un travail technique sur une difficulté spécifique (comme les fouettés) ou un mélange des trois. J’ai voulu être attentive à leurs envies et travailler sur ce qui les enthousiasmait, mais cette liberté est en passe d’être perçue comme une errance, un manque de guidage. Il faut que j’y remédie — après les vacances, je n’ai pas les ressources nécessaires en cette fin décembre. Alors j’écoute encore une fois les besoins exprimés et j’improvise un cours de renforcement musculaire et barre au sol. Elles veulent progresser techniquement, sentent qu’il leur manque de la force, de la souplesse (mais surtout de la force) pour monter les jambes plus haut.
Plutôt que d’enchaîner les exercices, je profite de leur maturité et du petit effectif pour leur faire identifier quelques sensations que j’ai découvertes ces dernières années en cours de stretching postural : engager les ischio-jambiers et appuyer dans les orteils pour soulager les mollets dans les relevés, utiliser les adducteurs pour continuer la spirale de l’en-dehors… Certaines s’étonnent, sentent un réel changement, d’autres l’intuitionnent, le perçoivent par intermittence ; une seule élève bute sur une proprioception qui ne lui renvoie aucune des sensations recherchées, ou alors de manière si hésitante que je la soupçonne d’acquiescer à quelque chose qui n’a pour elle aucune réalité corporelle.
American History x : la violence des images / la violence dont on ne se dépêtre pas, même quand on est décidé à s’en sortir / la violence rémanente. À plusieurs reprises, je m’y dérobe, détourne le regard pour ne pas voir, crie en miniature pour ne pas entendre. Bien après le visionnage, à retardement, je prends conscience qu’il faut continuer à bander pour violer, à quel point c’est tordu.
Le msemen sur les marches au soleil en compagnie de L. était une bonne idée. Assister à la restitution qui a suivi, moins. J’ai trouvé ça creux, de l’entre-soi auto-congratulant qui m’a fait regretter d’avoir sacrifié deux heures de mon jour off (et épuisé ce qui me restait d’énergie en poker face, au lieu de recharger au calme chez moi).
Samedi 8 novembre
Mes joues se gonflent plusieurs fois ce samedi : pendant les cours du matin, où l’on n’avance pas, bien moins en tous cas qu’avec les enfants du mercredi en école privée, et dans l’après-midi, quand mille micro-décisions m’assaillent, entre début de pointes à encadrer et certificats médicaux à guetter, rafraîchissant la boîte mail entre chaque exercice, non pas encore, oui j’ai vérifié, non tu ne peux pas partir sans autorisation écrite, on y va, première position face à la barre, oui tu peux aller aux toilettes, face à la barre, pas de profil, oui c’est normal de ne pas y arriver de suite, chuuuuuut, oui je peux remontrer l’exercice, relevé, quarante pieds à scruter, non vous retirez les pointes même si vous n’avez pas mal aux pieds… J’écope. Ça s’arrange avec le groupe suivant, où les progrès transparaissent, et j’ai enfin l’impression de ne plus subir et d’être utile en fin de journée, à donner de vraies corrections — elles ne sont plus que six, ça change tout.
Dimanche 9 novembre
Je finis Betty ou c’est elle qui m’achève. La beauté nait-elle de sa juxtaposition avec une dureté infinie ou est-ce un contrepoint que l’on s’invente pour continuer à lire des horreurs ? Décès, deuil, violence, viol, inceste, meurtre, racisme, les TW n’en finissent pas. Toute la violence du Sud des États-Unis condensée en une famille, en un roman — les Rougon-Macquart de l’Ohio, infusé d’un passé cherokee. Je ne ressens pourtant pas l’à-quoi-bon que me déclenche Zola, qui pointe chez le boyfriend quand j’évacue-énumère les destins tragiques de la fratrie ; l’histoire s’écrit à partir de celles que la famille s’invente et les motifs se font bien écho jusqu’à délivrer une forme de résolution.
Un précédent lecteur avait manifestement du mal à s’y retrouver.
Devant les étagères de la cuisine, je repense à ce que disait le boyfriend l’autre jour, qu’avoir des frères et sœurs nous apprend que nous ne sommes pas le centre du monde (mon demi-frère à ce jeu-là ne compte pas, j’ai bien été élevée comme unique fille de ma mère). J’y repense et je pense soudain qu’un père qui quitte le foyer pour aller en fonder un autre avec une autre femme et un autre enfant, ça l’apprend aussi pas mal (même si, c’est vrai, je suis restée le centre d’une personne, et j’ai parfois du mal à me décentrer).
Je ne fais pas grand-chose de cette journée, on appellera ça se reposer. Une heure au téléphone avec Mum, qui n’a pas grand-chose à raconter puis ne s’arrête plus : nous ne nous étions pas appelées depuis près d’un mois. Demi-tour rapide au parc Barbieux autour de l’arbre pavé, rond-point pédestre près du point d’eau, il vente. Fin de la première saison de Blue Eye Samouraï.
Lundi 10 novembre
Quand je sens la caresse de la couette le matin, que je somnole avec l’impression que je pourrais dormir toute la journée, là seulement, je commence à me reposer.
Mardi 11 novembre
Somnoler encore un peu de tout mon poids sur les jambes du boyfriend. C’est doux.
Œuf au plat sur gâche grillée et beurrée, nouvelle spécialité du boyfriend;
J’ai maintenu les cours en dépit du jour férié. Elles sont moins nombreuses, mais toutes investies dans la compréhension du mouvement, c’est un plaisir de faire cours avec elles.
En discutant barre à terre, il ressort que la mienne est très différente de ce que proposait la directrice — mais complémentaire : C. peut désormais s’agenouiller, fesses sur les talons, alors que c’était impossible pour elle il y a deux ans. Je n’avais pas enregistré la difficulté initiale ; cette « petite victoire » me fait grand plaisir.
La terre commence à geler
Mercredi 12 novembre
[rêve] avec une autre candidate beaucoup plus jeune, je passe l’audition pour un Julliard à la française, c’est non, je demande si c’est un non, retentez l’année prochaine ou un non, laissez-moi tranquille, la directrice rit, c’est un non laissez-moi tranquille elle n’altère pas ma question, j’aurais dû m’en douter, je suis trop âgée de toute façon, pas comme ces plus jeunes qu’on pourrait au moins faire danser dans des publicités / je me retrouve encore à chercher des toilettes et à n’en pas trouver qui soient isolées, quelqu’un entre quand je commence à uriner (laissez-moi tranquille)
Le crumble deux chocolats est particulièrement généreux aujourd’hui. Le soleil qui se faisait sentir à un bout du banc a presque disparu de l’autre quand je me relève, cours suivants révisés, corps et esprit aussi reposés que possible sur la pause déjeuner.
« Tu sens bon » me dit une enfant ; une autre forcément renchérit en se collant à moi. Ça fait quatre heures que je donne cours, je pue.
Garder ses distances avec les enfants est compliqué ; ils n’apprécient pas les distances et se collent. J’ignore si je ne me suis pas assez dégagée en amont ou si l’élève s’est rapprochée au cours de la démonstration, mais je sens le choc et, cherchant l’origine de la douleur diffuse au niveau de la bosse métacarpo-phalangienne, je la trouve sur le nez d’une élève. Je ne sais plus où me mettre. La bombe de froid sur le visage, ça ne va pas le faire, on passe un mouchoir sous l’eau bien froide et le mouchoir sur le nez. Elle et son nez sont de bonne composition : il n’y a rien d’amoché, et elle reprend vaillamment le cours sans faire aucune vague.
Après une délicieuse raclette sans appareil à raclette, pommes de terre et fromage simplement glissés dans un plat au four, la soirée s’enlise, le boyfriend dans la digestion, moi dans le canapé à ses côtés. Un énième quizz est lancé ; il s’agit cette fois de deviner par quelques mesures de la bande originale l’animé, le Disney, le jeu vidéo ou le film que je n’ai pas vu et dont il est extrait. La tablette m’hypnotise ou les mains du boyfriend sur mes pieds, mes mollets courbaturés, je n’arrive à m’extraire, la soirée passe, est déjà passée, je m’énerve de n’en avoir rien fait de plaisant ou d’utile au moins en ne me couchant pas trop tard. Trop tard.
Jeudi 13 novembre
Humeur et fatigue : je suis au bord des larmes en partant à mon cours de stretching postural, et encore quand j’y suis, quand craque S., récemment opérée du genou, qui ne dort quasiment pas à cause de la douleur et de la peur de ne pas récupérer sa mobilité. Au menu du jour : apprendre à avancer le bassin en utilisant les ischio-jambiers et mettre la base de son cou en arrière dans les arabesques (et tout le temps, en fait). Quand j’y parviens, j’ai l’impression d’avoir deux rails qui s’enclenchent au niveau des cervicales et forment une gouttière le long de la colonne jusqu’aux omoplates environ (un peu comme la poignée rétractable d’une valise, qu’on déplierait).
Une foccacia à 14h et une glace à la pistache à 17h améliorent l’humeur. En la léchant sous mon parapluie dans le vieux Lille, je commencerais presque à sentir, de loin, l’atmosphère de Noël, manège en montage, décorations éteintes mais accrochées, paillettes d’enseignes sur les pavés mouillés.
Les cours se passent bien, je regrette seulement certaines choses dites sans y penser, à deux reprises, qui pourraient me mettre en porte-à-faux avec mon employeur. D’abord à deux mères du cours ado, c’est déplacé, puis je récidive avec le cours adulte quand l’une me dit en plaisantant que je devrais leur payer la tournée : avec ce que je gagne, devinez combien, hein, autant dire que le cours ne serait pas très rentable. Mais pourquoi je dis ça ? (Le boyfriend suggère : la fatigue.)
Le chat et moi chacun sur une cuisse du boyfriend, à se faire gratouner la tête : c’est ça la vie, il dit et je suis d’accord.
Vendredi 14 novembre
Je résiste au confort de lancer une vidéo de Yoga with Adriene et en cherche une en français — si je veux un jour me lancer dans la formation, autant avoir dans l’oreille les tournures dans la bonne langue. Cela me hérisse au début, les voix doucereuses ou exagérément sonorisées jusqu’aux bruits de bouche, j’en lance deux trois puis reviens à la première et m’habitue. Un tout petit quart d’heure qui me fait du bien au-delà.
Dans une position qui démarre à quatre pattes, la main passe dans le dos pour aller saisir l’intérieur de la cuisse opposée et je sens mon cerveau qui bugue et adore ça, trouver de nouveaux chemins de mouvement.
Mum m’apprend par SMS qu’un ballet inconnu au bataillon passe sur France 4. Gustavia : soirée balleto-bitch. Pour l’occasion, je rouvre Twitter (les balletomanes ne sont pas sur Mastodon) mais personne ne live-twitte la soirée — end of an era.
Samedi 15 novembre
Est-ce parce que je n’attendais rien d’autre que du chaos de cette journée ? parce que j’arrive enfin à me souvenir du prénom de chacun, qu’ils commencent à me venir avec un semblant de fluidité ? Contre toute attente, la journée se passe bien, malgré les conditions approximatives, le pianiste que je n’avais pas réussi à contacter pour qu’il prépare un morceau et, dans l’après-midi, la salle d’orchestre de taille réduite (orchestre de chambre ?) à la place du studio de danse. Je parviens enfin à faire un cours à peu près décent aux premier cycle (ils discutent toujours, mais se re-concentrent plus rapidement) et, le boyfriend avait raison, j’improvise — un échauffement au milieu dans la salle sans barre, et un cours décousu, où les élèves se familiarisent quand même avec le morceau qui va nous occuper les deux prochains mois.
Le soir, on chirachise, ça commence à devenir une habitude, et l’anxiété tombe comme la nuit ou le vent, pour ce qui semble plus durable qu’une accalmie. A disparue l’impression que j’allais imploser ; le boyfriend le voyait bien. Je lui montre mes piqûres de moustique (de novembre !) — comme une enfant, je réalise après-coup, le coude à l’air. Il l’analyse sans jugement, c’est un besoin d’attention comme un autre. Et lui, quels sont-ils, ses besoins d’attention ? Quasi inexistants. Je ne saurais dire. Il me lit si facilement qu’il trouve toute réassurance avant d’avoir besoin de la chercher.
Dimanche 16 novembre
[rêve] elle me raccompagne, je me glisse dans la voiture si petite qu’elle ne dépareillerait pas dans une attraction sur des rails, je tiens à peine à la place passager dans le tissu les genoux serrés contre moi, elle sait, c’est petit, mais elle aimait bien tout ce tweed
Les jonquilles et narcisses fleurissent
Lundi 17 novembre
J’ai du mal à prendre plaisir à rien dans cette journée aux trois-quarts de repos et qui pour un quart ne semble plus l’être du tout. Je fais quand même quelques trucs, j’ai besoin de les énumérer, ce n’est pas super bon signe, mais j’aurai quand même lancé et étendu une lessive, enregistré le chèque énergie surprise, et rangé sans le vouloir en cherchant un adaptateur égaré (que je n’ai pas retrouvé). Le plaisir arrive sur le quart de journée qui ne lui est pas dédié, en cours particulier.
Mardi 18 novembre
[rêve] nous sommes avec le boyfriend dans une boutique désaffectée, on commence à se chauffer, debout au milieu des trucs qui traînent, je l’entraîne derrière le rideau de l’ancienne cabine d’essayage, une femme en âge d’être grand-mère est entrée, s’est installée, elle a ses habitudes dans cette boutique désaffectée / je suis à New York, dans un magasin de danse qui regorge de fin de séries, de justaucorps à petits prix, tant m’attirent, ce noir à bretelles avec quelques empiècements géométriques jaunes et vert ou jaunes et violet, je ne sais plus où donner de la tête, j’essaye, j’essaye, garde avec moi cette jupette rose pailletée doublée en dentelle noire, les paillettes sont improbables mais la doublure noire qui ne se voit pas change tout, ce n’est plus si girly, et cette autre jupette infusée de noir en bas, blanc et couleur au-dessus, c’est une taille enfant, il me faudrait la même en grand
je suis souvent à New York en rêve ces temps-ci, la dernière fois il semblait indispensable d’y manger des patates douces, emballées même pas frites dans un wrap de fast food, c’était ce qu’on était venu chercher
Il n’était pas nécessaire que j’assiste à la réunion, aussi est-il parfaitement logique que j’enfile autre chose qu’un pyjama et que je lutte jongle avec Zoom et WhatsApp pour me connecter à la réunion à laquelle il n’était pas nécessaire que j’assiste, pour assister à une engueulade larvée entre quelqu’un présent hors-champ et quelqu’un isolé dans un autre écran, pour qui il n’était pas non plus nécessaire d’assister à la réunion je présume.
Je dois demander à un collègue musicien que je n’ai jamais rencontré de couper le morceau sur lequel on avait donné notre accord pour un partenariat dansé, ce n’est pas idéal je sais, ce n’est pas idéal et pas très sérieux me répond-t-il, et les mots me hantent, pas très sérieux points de suspension, c’est de notre faute, notre ? ma ? leur ? notre, ma, c’est de ma faute, du moins il le croit ou je le crois. Les tensions larvées et cet incident, cette faute, boulent de neige avec la fatigue, l’anxiété. Le soir, après les cours, ça revient, boomerang — d’une intensité qui n’a plus rien à voir avec le prétexte initial. J’ai commis une faute, pas celle-ci, peut-être une autre que j’ignore encore, quelque chose d’irrémédiable en tous cas, ça s’insoutenable en moi, je ne pleure plus je sanglote, si dur si serré que ça pourrait physiquement rompre, je n’ai jamais connu ça que quand j’ai rompu, je me sens vriller, il faut que ça cesse, mais ça ne cesse pas, la tisane au CBD n’apaise rien, lâche la bride au bad trip, jamais je ne me droguerai je déclare solennellement au boyfriend qui plaisante que c’est rassurant, il est inquiet, de cette crise, ces sanglots qui viennent de loin, profond, et reprennent à briser, je veux que ça s’arrête, ça ne va jamais s’arrêter, le boyfriend me contient, recueille ce qui de moi pourrait se perdre et peu à peu m’apaise, j’ai dû finir par m’apaiser, comme on apaise un enfant, et m’endormir d’épuisement.
Mercredi 19 novembre
Contre toute attente, la journée se passe bien, sans fatigue spécifique, sans menace de craquage. Les pensées parasites se tiennent à distance, comme derrière une vitre, comme si hier n’avait pas eu lieu. Je ne sais pas si je suis redevenue moi-même ou partiellement étrangère à moi-même.
Une collègue expérimentée n’a pas encore choisi ses musiques, ça me rassure, je ne suis pas en retard.
L’appartement est vide. Ce n’est pas triste. Ce n’est pas chaleureux, mais ce n’est pas triste : c’est silencieux. Suspension des stimulis, des micro-ajustements permanents, possibilité de repos mental. Interludes assurés par le chat (ma polenta est pleine d’olives, je gagne en intérêt). Le boyfriend réapparaît de travers dans le cadre de la visio, allongé dans son lit avec ses draps dans sa maison, et les émotions reviennent : fin de l’anesthésie émotionnelle si c’en était une, une colère légère me traverse. Nous ne sommes pas ensemble, et je n’ai pas mon temps à moi. Verbaliser l’émotion l’aide à se dissiper.
Une musaraigne s’est introduite dans la maison du boyfriend. Heureusement que le chat n’est pas là, commente-t-il dans l’après-midi, vidéo à l’appui. Le soir, il me raconte comment il l’a attrapée, aussi délicatement que possible, pour la remettre dehors. Alors qu’elle grignotait des feuilles et qu’il sortait le smartphone pour la filmer toute mimi en plein air, une buse a surgi de nulle part et il est resté sidéré quelques secondes devant la musaraigne volatilisée (révélation en écrivant : volatilisé, c’est capturé par un volatile ?). Tu penses sauver une musaraigne et tu la livres à un rapace : baptême de campagne. Citadin, on ne voulait pas connaître la fin.
Jeudi 20 novembre
Cours de stretching postural :
reprise inlassable de cette chaîne musculaire qui, bien engagée, donne l’impression d’une barre de fer-pilier le long de l’intérieur de la jambe. On en découvre toujours un nouveau morceau manquant ; aujourd’hui : tout en haut des cuisses, à l’entrejambe, des muscles à continuer à (re)serrer dans les dégagés alors même que les jambes s’écartent l’une de l’autre. Resserrer la jambe qui dégage et pousser vers l’extérieur la jambe de terre, ces contre-mouvements contre-intuitifs…
position de la cuisse avec le genou dans l’aisselle pour développer à la seconde à grande hauteur : la position correcte m’est inconnue, j’ai l’impression d’être en dedans lorsque je parviens à l’emprunter.
En barre au sol, je reprends ce que j’ai appris le midi même, le genou dans l’aisselle. Je passe auprès des uns et des autres rectifier les postures, j’adore ça, ces ajustements individuels. Je réussis à remballer relativement vite le soir venu ; mon vendredi n’est pas libre.
Vendredi 21 novembre
Rentrée à 22h30 la veille, endormie vers minuit, réveil à 7h00 pour un départ à 7h40 make it 50 : autant dire que ce premier jour de formation pour la préparation au concours me ravit.
Il faut à nouveau tenir six heures, non à donner cours, mais à une table, mon prénom sur un chevalet. Le stylo-feutre ultra-fin n’était pas indiqué, je repasse et élargis les lettres, le genre de lettrage qui me renvoie à mes années de calligraphie. Je n’ai pas non plus trop perdu en majorette de stylo — le faire tourner sur le plat du pouce et échouer à le rattraper avant un léger bruit contre la table. On n’attaque pas le contenu de ce qu’il nous faudra bachoter ; c’est une journée pour « apprendre à apprendre ». M’être levée si tôt sur mon jour de repos pour ça… J’ai du mal à contenir mon agacement ; j’arrive de moins en moins à me conformer en vieillissant, la docilité de bonne élève ne suffit plus. Ma voisine toute de vert vêtue, ongulée et zieutée (pull clair, vernis foncé, gourde métallisée, yeux pétants) a encore plus de mal ; nous échangeons quelques regards de connivence.
Sur une quinzaine de personnes, nous sommes trois profs de danse, la vaste majorité est musicienne, je tente de retenir prénoms et instruments. Sans même parler du jeune homme au total look de geek TSA, il n’y a pas grand monde de neurotypique là dedans. Et pour ceux qui le sont peut-être, les personnalités sont fortes — pour ne pas dire les egos. Ce concours est aléatoire, me dit-on en sortant, comme l’ont répété au cours de la journée ceux qui n’en sont pas à leur première tentative. Au-delà de la chance, des questions qui tombent plus ou moins bien, du jury et de la tête du client, je me dit que le client est ici bien difficile à manager et que c’est probablement une variable que l’on sous-estime. On me dit aussi que c’est une chance pour le concours d’être dans une structure régionale et pas seulement communal ou départementale ; un débutant contractuel à ce niveau-là, ça n’existe pas, je suis une anomalie heureuse.
La formatrice reconnait l’absurdité et du concours et de cette première journée de formation, n’hésite pas à reconnaître qu’une partie du programme est chiante — fact. C’est une dame adorable qui ne résiste pas à une bonne anecdote ; ancienne DRH à la retraite qui a bien bourlingué, elle en a toujours une de circonstance. Contrairement à mon ex-voisine verte qui fulmine (ex- car j’ai fui la clim), j’ignore si ces anecdotes de plus en plus éloignées du sujet (y en a-t-il un ?) font passer la pilule ou la rendent plus difficile à avaler, en retardant l’abord de ce qu’on apprend qu’il y aura à apprendre. Véner le matin, je débranche mon cerveau l’après-midi, le laisse partir sur ces méta-réflexions. Il va falloir s’intéresser à l’actualité, soupir, revoir le fonctionnement des institutions et pas seulement culturelles, les prérogatives du président, de l’assemblé nationale, le vote d’un budget, déplier des acronymes, savoir qui fait ou ne fait pas quoi, élit qui comment.
Je m’octroie une glace au marron avant un rendez-vous à trois contre un — un parent d’élève, les yeux pelliculés par l’émotion : son enfant va peut-être moins bien que ce qu’elle croyait. La fois suivante, l’enfant râle, néanmoins ravie de l’attention : elle doit voir une dame pour l’aider avec ses émotions.
Au lit à 21h30, le corps récupère et le cerveau en profite pour se rallumer.
J’ai mis longtemps à comprendre que c’était à cause d’elle [l’anxiété], ces mauvaises nuits avant un impératif.
Tu quoque.
Une heure, c’est pourtant si long. Entre une heure d’Instagram et une heure de natation, on mesure pourtant bien ce que cette durée peut représenter.
Il faut faire cependant attention à ne pas tomber dans un autre pan du capitalisme. Je ne veux pas mon temps et mon attention pour en faire quelque chose.
Profiter d’un moment au café, voir le ciel, trouver un beau caillou, sans les partager.
Ici, j’ai pensé à Karl (sans les partager).
J’attends de retrouver une forme de tranquillité d’enfance sans Internet dans ma poche […].
Je me suis gavée. J’attends la faim du monde.
Pour une personne de ma classe sociale, laisser des espaces inoccupés est impensable. On ne gâche pas le papier. […] je vais payer pour du blanc, acheter du non imprimé. Ça n’est pas évident dans le milieu d’où je viens. […] Mon rapport aux marges, aux espaces blancs, est lié à ma condition matérielle. […] Par exemple, devant un recueil de poésie où il arrive qu’une page soit presque entièrement vide sauf un seul vers, parfois sauf un seul mot, je n’avais pas vraiment compris pourquoi j’étais un peu gênée, pourquoi je devais combattre cette gêne, passer outre. Dédier du temps à ce passer outre, que d’autres ne voient même pas.
Se délester, continuer de le faire sans se laisser envahir par un sentiment d’anxiété, voilà ce que à quoi je voudrais parvenir. Abandonner les choses sans se sentir abandonné.e, c’est aussi une forme de voyage.
[l’écriture] Tantôt c’est revenir sur ses pas et se défaire, se refaire, s’entêter aussi. Tantôt c’est dénicher un rien, un indéfinissable, s’y attarder et le tendre à d’autres, en espérant que ça ira rencontrer quelque chose en eux.
L’écriture me fait l’effet du travail des bousiers : on roule une boulette de caca, inlassablement, et on attend que ça devienne peut-être un trésor. Peut-être. […] Je ne dis pas parce que c’est essentiel ou vital. Je déteste quand on dit ça, c’est dépolitiser les besoins vitaux, leur faire revêtir un aspect poétique et vaguement bourgeois. Je peux vivre sans écrire, et même bien vivre. Peut-être même mieux vivre, parce qu’à l’ouvrage je me cherche, me fouille, me visite.
Le soir je regarde Eternal Sunshine que j’avais vu il y a des années et beaucoup oublié […]. Je voudrais ses cheveux de couleur. Je voudrais montrer au monde comme je suis folle dedans, ou belle, peut-être.
Je veux autant conseiller ce film que le garder pour moi. Parfois, j’ai peur que des gens n’aiment pas ce que j’aime et réduisent l’amour, gâchent la lumière.
Au petit bonheur la chance. J’aime bien cette expression. Elle résume très bien mon classement bucolique. J’applique un savant « Ça passe ? Sa place ». Je sais à peu près où trouver tel roman, et je trouve même tout à fait formidable d’être incertaine. Chercher un livre, c’est tomber sur d’autres.
[…] un spécialiste du bonheur, spécialité en elle-même ridicule, affirme qu’en vieillissant on soustrait des objectifs à son existence plutôt que d’en rajouter sans cesse.
Quand je publie un roman, c’est pour partager mes expériences, pour donner le temps que j’ai vécu, le compresser pour que le lecteur l’absorbe et le décompresse en lui.
Il me semblait avoir quelque chose de simple, si simple à dire, qui pourrait servir à tout le monde, qui aiderait à ensevelir pour toujours la mort qu’on porte en nous
Mi pareva d’avere qualcosa di così semplice, così semplice da dire, un film che potesse essere utile un po’ a tutti, che aiutasse a seppellire per sempre tutto quello che di morto ci portiamo dentro.
J’essaie de nourrir mon regard d’affection pour elle, si attentive aux fleurs, afin de me rappeler — ou d’inventer, car l’amour s’invente — pour quelles raisons nous sommes ensemble.
J’observe et je documente. […] Je n’ai pas d’objectif noble, ni de message à transmettre. J’ai un besoin égoïste de collectionneuse. […] Je crée pour moi d’abord, pour me faire du bien et me donner de la joie.
Documenter, je n’avais jamais mis ce terme-là sur mes prises de note à l’origine du journal. Cela crée un drôle d’écho avec mon ancien poste, où j’établissais la doc’ de logiciels — comme si cet ancien CDI alimentaire faisait rétrospectivement sens, malgré l’impasse dans laquelle je me suis sentie enfermée.
Je n’ai pas peur des accidents dans mon processus, ils expriment le jeu du hasard dans la vie. Les accepter transforme mon travail en pratique spirituelle.
Dans cet exercice intime, je recherche l’apaisement et l’équilibre.
Autant je me reconnais dans la pratique égoïste, autant pas du tout dans l’acceptation des accidents. J’aimerais — l’apaisement aussi.
Je sais que tu pars.
Je sais et je l’accepte.
Je te le dis en silence quand mes mains cajolent les tiennes, qu’elles massent la soie froissée de ta peau.
Et je me demande ce qui en toi sourit, puisque tu n’es presque plus là. […] Ton visage est resté plein de bonheurs qui te hantent comme de merveilleux fantômes.
J’ai fait la traque aux regrets et n’ai trouvé que de la gratitude.
The more I did, the less tired I felt. The more hard things I attempted, even if I failed, the more my competence and confidence grew. […]
Idleness is almost always a mistake. Waiting is not only debilitating and demoralizing, but also exhausting. When Hesiod said, « Hunger is the natural companion of the utterly idle man, » prosaically he meant literal hunger, but poetically he was pointing toward this immense dissatisfaction with life. This sentiment of aggravated emptiness that arises from being a passive participant, instead of an engaged actor.
Alors, je sais, on a souvent intériorisé l’injonction capitaliste à produire et à être rentable au point de l’appliquer à nos loisirs et à notre temps personnel, dont on veut tant profiter qu’on peine à les savourer, mais ce huge dissatisfaction with life fait vraiment écho après une semaine de vacances mentalement chaotique, à m’énerver d’une inertie qui ne me reposait pas — musculairement oui, mais mentalement non. Rien à faire, me ressourcer implique faire quelque chose.
Information abundance is a modern miracle but it’s also an impediment to agency.
Ne pas attendre de savoir faire pour faire. Apprendre à faire en faisant. Je le sais, pourtant.
It [real knowledge] requires a stubborn, almost silly, amount of trial and error and repetition, all as a form of love.
Be willing to suck for a long time.
Clairement là que le bât blesse.
Do what you can’t, until you learn that you can.
C’est une journée pénible. Je ne suis pas à ce que je fais, quoi que je fasse. Rien ne trouve grâce à mes yeux. Je n’arrive pas à vivre dans le présent car le présent est constellé de pollution passée, et future.
Le pays natal, le vrai, ne se retrouve pas. Il revient — par fragments, à notre insu. Il est là, parfois, dans un geste qu’on fait sans y penser, dans une manière de replier un vêtement, d’ajuster une chaise, de tendre une assiette. Dans l’habitude de garder dans l’assiette la meilleure bouchée pour la fin, même si elle est froide.
Garder la meilleure bouchée pour la fin… je le fais souvent. Serait-ce quelque chose d’habituel au Vietnam ? ou juste une habitude d’enfance de celui qui écrit ?
On croit revenir sur les traces. Mais à force d’y revenir, on les use. À force de les fouler, on les efface. La mémoire, parfois, détruit ce qu’elle voulait retenir. À trop vouloir préserver, elle rend illisible.
C’est exactement, en mieux dit, ce que j’écrivais à propos de la Martha Graham Company !
La vie handie c’est toujours anticiper et devoir calculer les conséquences […] apprendre à s’adapter oui, devoir être flexible oui, mais toujours d’abord pour les imprévus tristes ou chiants […]
C’est jamais, c’est si peu, laisser le temps et l’espace à l’imprévu d’une bonne nouvelle
d’une inspiration
d’une envie folle
Parfois ça ne vient pas au moment où je l’avais prévu […]. Parfois ça vient n’importe comment n’importe quand là et il faudrait savoir saisir ce moment. Pour arriver finalement à cette joie exaltante puis sereine, cette joie d’être exactement ce que je dois être et de faire exactement ce que je dois faire, au bon moment, au bon endroit.
Savoir saisir ces moments, savoir
les arracher à l’enchaînement mécanique et inflexible des tâches.
De plus en plus ces derniers mois, j’ai l’impression que de toutes façons, quoique je planifie ou pas comme temps de repos, temps de liberté, temps pour moi, j’aurai besoin d’avoir le sentiment d’échapper à quelque chose pour pouvoir vraiment en profiter.
Les heures qui se libèrent suite à une annulation sont plus libres que les heures habituellement sans emploi du temps.
La couverture de l’édition originale fonctionne tellement mieux que la française, où les collines sont escamotées et les lettres ont perdu leur puissance hollywoodienne…
Tiffany Mc Daniel, c’est d’abord L’été où tout a fondu. Betty, ensuite. En prenant cet autre roman en main, debout dans les rayons de la médiathèque comme à mon habitude, j’ai sauté l’adresse et la note de l’autrice :
Je ne suis encore qu’une enfant, pas plus haute que le fusil de mon père. […] Quand je m’assieds près de lui, je sens la chaleur de l’été qui irradie de son corps comme de la tôle d’un toit brûlant par une journée torride.
Un fusil à la place de trois pommes et déjà, la violence est là, sous-jacente. La chaleur du premier roman aussi. Le prologue se poursuit avec force métaphore entre le père et sa fille :
— Mon cœur est en verre, dit-il en roulant une cigarette. Mon cœur est en verre et, tu vois Betty, si jamais je devais te perdre il se briserait et la douleur serait si forte que l’éternité ne suffirait pas pour l’apaiser.
[…]
— Mais comment tu peux avoir un morceau de verre dans ton corps ?
— Il est accroché avec une jolie petite ficelle. Et à l’intérieur du verre, il y a l’oiseau que Dieu a pris tout là-haut, au paradis.
Sans le fusil, cela aurait été un peu too much. Mais il y avait le fusil et tout le paratexte que j’avais sauté : j’ai pu lire et apprécier le prologue sans voir dans cette manière de conter le folklore cherokee qui m’aurait fait fuir (je n’ai rien contre les Cherokees, j’ai juste du mal avec les contes et légendes). Quand les origines du père se sont affirmées dans les pages suivantes, mes préjugés avaient déjà été court-circuités.
Le fusil et le cœur en verre, donc : tout un programme pour dire la violence et la beauté d’une enfance en Ohio. Dans la mienne, l’État était une expression : être « dans un état proche de l’Ohio » (on prononçait O-Ayo), c’était être en fin de vie pour un vêtement, au bout du rouleau pour une personne. (Je découvre aujourd’hui que c’est une chanson…)
J’espère qu’après avoir lu ce roman, vous aimerez cette partie de l’Ohio autant que je l’aime.
Aimer l’Ohio, je ne sais pas. Mais l’écriture de Tiffany McDaniel, ça oui. Parfois, un chapitre commence comme ça :
Lint avait un visage d’enfant. Il avait un visage d’enfant et les yeux d’un vieil homme. Il avait un visage d’enfant et les yeux d’un vieil homme inquiet.
Ou comme ça :
Des citrouilles creusées en lanternes accrochées à l’extérieur des maisons, prêtes à me saluer avec leur sourire et leurs yeux en triangle. […] Une écharpe violette emportée par le vent dans un chemin de terre et une corneille quelconque qui passe dans le ciel. Voilà ce que signifie pour moi le mois d’octobre.
Après la première partie, la famille cesse d’errer d’État en État et s’installe à Breathed — la ville de L’été où tout a brûlé ! Immédiatement, j’ai posé mes valises de lectrice, l’imagination réinstallée dans un sillon connu, confortable. J’ai pris mes aises, reconnu le centre-ville poussiéreux, et la maison des Peacock occupée par les Carpenter s’est installée sur le terrain de Fielding (modelé, me suis-je rendu compte, sur la maison qu’a récemment quittée mon père) ; un petit changement d’orientation, quelques retouches 3D pour délabrer les lieux, et on y était, on n’en était jamais partis. À partir de ce moment, j’ai su que je lirais jusqu’au bout les 700 pages ; de fait, le récit jusqu’ici sous ellipse s’est ralenti, et ma lecture s’est accélérée.
Violence, décès, racisme, misogynie, viol, inceste, tentative de suicide… Tandis que j’exorcisais ma lecture auprès du boyfriend en lui racontant le destin des personnages au fur et à mesure qu’ils se clôturaient ou se déterraient, il m’a demandé quel était l’intérêt. J’ai repensé à mon impression en refermant La Bête humaine au lycée : on aurait mieux fait d’aligner tout le monde contre un mur et de les fusiller dès le départ, on se serait épargné le roman pour le même résultat. Si on résume Betty à une liste de trigger warnings comme je l’ai fait par inadvertance, effectivement, c’est un peu les Rougon-Macquart de l’Ohio. On peut alors légitimement s’interroger : pourquoi s’infliger ça ? Au cours de la lecture, quand la romancière a commencé à me sembler sadique avec ses personnages, et moi complaisante, je me suis brièvement demandée si c’était une sorte de voyeurisme glauque. Seulement voilà, là où Zola condamne à un destin social, McDaniel le dénonce et le réécrit. Betty et son père fabulent en permanence, créent à eux deux une mythologie qui permet d’accepter la réalité quand on ne peut ni la changer ni la supporter sans la réinventer. Conteurs, jamais menteurs, leurs histoires irriguent le récit qui en devient supportable, qui en devient beau. Le mieux est de vous en faire lire des extraits, trois histoires qui peuvent se comprendre sans le reste du roman, et permettent de comprendre comment le roman lui-même est construit :
Il y avait des citrons accrochés aux érables, aux chênes, aux platanes, aux ormes, aux noyers et aux pins. Des arbres qui n’avaient bien sûr jamais porté des fruits aussi jeunes. Cette couleur ressortait sur leur branchage, et c’était si magnifique qu’il était difficile de ne pas penser que ces citrons étaient, en quelque sorte, des joyaux. […] J’ai levé la main vers l’un des citrons. J’ai eu envie de le cueillir, mais j’ai eu peur que ça les fasse tous tomber d’un coup, comme s’ils étaient tous reliés à la même toge, au même rêve, à ce même moment magique auquel je ne voulais pas mettre un terme. […]
— Pourquoi y a-t-il tous ces citrons ? a demandé Fraya.
— Parce qu’un jour, il y a longtemps, a répondu Papa, une jeune fille m’a dit combien ça lui plairait d’avoir toute une plantation de ce fruit jaune pour elle toute seule. (Il s’est tourné vers Maman avec un sourire.) La voilà, ta plantation de citrons.
J’ignore avec quel argent Papa avait acheté tous ces citrons. J’ignore comment il a réussi à tous les accrocher tout seul sans que son genou abîmé lui cause de gros soucis. Mais savoir ces choses n’aurait fait que gâcher le rêve. Et aucun de ces détails n’avait d’importance pour Maman non plus tandis qu’elle se serrait contre lui si fort que je ne voyait plus ses poignets.
(Poignets qui portent les traces de sa tentative de suicide.)
— C’est une étoile, lui ai-je dit en soupesant la pierre. C’est juste un caillou de la rivière que tu as pris à Lint. […]
— Je n’avais jamais imaginé que tu pourrais arrêter de croire à mes histoires, Petite Indienne.
Sa voie a paru écrasée sous le poids de la tristesse qui figeait les plis de son front. […]
Je venais de provoquer une nouvelle fêlure dans un homme qui était déjà brisé.
— Je viens ici pour écrire mes prières […]. Ensuite l’aigle les emportera jusqu’à Dieu.
— Tu parles ! Aucun oiseau n’ira donner quoi que ce soit à Dieu, s’est moquée Flossie en faisant claquer ses lèvres.
— Bien sûr que si. (Fraya a jeté un regard vers l’aigle comme s’ils étaient de vieux amis.) C’est Papa qui le dit. Ça veut dire que c’est vrai.
Fraya a semblé sur le point de pleurer à cette idée. J’ai compris une chose à ce moment-là : non seulement Papa avait besoin que l’on croie à ses histoires, mais nous avions tout autant besoin d’y croire aussi. Croire aux étoiles pas encore mûres. Croire que les aigles sont capables de faire des choses extraordinaires. En fait, nous nous accrochions comme des forcenées à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées.
C’était l’hiver et nous avions épuisé toute la nourriture. Maman n’avait pas d’argent pour en acheter. Nous avions tellement faim, mes sœurs et frères et moi, que nous restions assis sur le sol de la cuisine comme si nous attendions que la nourriture apparaisse devant nous. […] Maman nous a regardés. Soudain, elle a pris un grand récipient.
— Et si on se faisait des doughnuts ?
On a tous frappés dans nos petites mains et poussé des hourras tandis qu’elle prenait de la farine, du beurre, du sucre et de la cannelle. Nos placards étaient vides, ses mains étaient vides, le saladier était vide, mais elle a mélangé ces ingrédients invisibles.
[…]
— Regardez-moi ça, tous mes enfants avec la tête toute blanche.
Elle nous a ébouriffé les cheveux et nous avons imaginé que de la farine en tombait, puis elle nous a relevés pour qu’on puisse l’aider avec les autres ingrédients. Vous pouvez imaginer de la farine et du beurre si vous avez suffisamment faim. Vous pouvez voir les particules brunes de cannelle dans le sucre blanc si vous n’avez pas mangé ce jour-là, ni le jour d’avant. […]
Puis, assis sur le sol froid de la cuisine, nous avons mangé ces gâteaux invisibles. Ce dont je me souviens clairement, c’est que ma ère n’en a pas mangé un seul. […] Elle nous a donné tous les doughnuts, comme s’ils existaient vraiment, comme si elle ne voulait pas en enlever un seul de la bouche de ses enfants.
— Elle parle de quoi, ton histoire, m’a demandé Papa tandis que le tonnerre frondait au-dessus de nous.
— C’est pas une histoire, ai-je répliqué.
— Ah ? (Il a jeté un regard curieux vers mon carnet.) C’est quoi ?
— Un souvenir du jour où Maman nous a fait des doughnuts pendant que tu étais parti.
— Ah oui, elle a fait ça ? Voilà ce que j’appelle une bonne mère.
— Oui, ai-je répondu, les yeux perdus en direction des éclairs qui semblaient tout proches. Une bonne mère.
Non pas la beauté de la violence, mais la beauté en dépit de la violence, parce que la violence — en contrepoing. Il faut bien des arbres couverts de citron et des doughnuts imaginaires, il faut bien cet art du récit pour raconter et entendre le reste, sous-jacent aux belles histoires. Les extraits (plus courts) qui suivent ne sont cette fois-ci pas exempts de spoilers [et gros TW viol].
Tu sais quelle est la chose la plus lourde au monde, Betty ? C’est un homme qui est sur toi alors que tu ne veux pas qu’il y soit.
J’avais les yeux de mon père, et désormais j’avais aussi la souffrance de ma mère. […] À cet âge-là, je ne savais rien de ce qui concernait le sexe et je n’avais pas de mot à mettre sur la réalité du viol, mais je sentais bien que ce qui était arrivé à ma mère était aussi épouvantable que si elle avait été massacrée.
La souffrance en héritage, par sa reproduction ou son récit secret.
— On ne devrait pas appeler ça perdre sa fleur. Elle est pas perdue, elle est écrabouillée, plutôt.
Elle a fait la grimace en baissant les yeux, avant d’ajouter :
— Je lui ai dit non. Mais il l’a fait quand même.
— Qu’est-ce que tu fabriquais, exactement, aujourd’hui, Berry Carpenter ? Là-bas sur ce chemin où personne ne va jamais ?
J’ai mis la main dans la poche et j’ai serré l’histoire de Flossie.
— Je voulais voir si non signifiait encore quelque chose.
— Ne laisse pas une telle chose t’arriver, Betty. N’aie pas peur d’être toi-même. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour t’apercevoir à la fin que tu n’as pas vécu du tout.
Après sa sortie du cabinet du docteur, Flossie a mis une distance entre Nova et elle. On aurait dit qu’elle n’était pas sa mère et qu’il n’était pas son fils.
Est-ce que j’ai vraiment connu ma sœur ? Ou est-ce que je n’ai vu que la fille qu’elle faisait semblant d’être ? L’aguicheuse. La traînée. L’épouse. La mère. Il est possible qu’être Flossie Carpenter ait été sa meilleure interprétation. Tellement bonne qu’on a tous cru que c’était elle.
Meilleure réhabilitation d’un personnage secondaire qu’on aurait pu être tenté d’évacuer en le pensant superficiel.
Raconter une histoire a toujours été une façon de récrire la vérité. Mais parfois, être responsable de la vérité est une façon de se préparer à la dire. Mon père n’est pas mort dans les bois. Il est mort à l’hôpital. Ma robe blanche couverte de son sang.
J’ai vu Fraya, Flossie et moi, assises en rond sur le sol, en train de nous tresser mutuellement les cheveux, comme nous le faisions si souvent, quand nous en étions encore à croire que notre cercle ne se briserait jamais. […] Je les ai entendues pouffer de rire tandis que je descendais l’escalier. J’étais contente que leurs fantômes restent dans cette maison. J’étais contente, car être hantée n’est pas toujours une chose si terrible que cela.
Être hantée par Betty ne sera pas une chose si terrible que cela.